L’APPARTEMENT DU TROISIÈME

— Zut ! maugréa Pat.

Les sourcils de plus en plus froncés, elle fouillait désespérément dans la minuscule petite chose à laquelle elle donnait le nom de sac du soir. Deux jeunes gens et une autre jeune fille la regardaient faire d’un œil inquiet. Ils se trouvaient tous les quatre devant la porte close de l’appartement de Patricia Garnett.

— Inutile, dit enfin Pat. Elle n’est pas là-dedans. Qu’allons-nous faire ?

— Dans la vie, on ne peut rien faire sans sa clé d’appartement, murmura Jimmy Faulkener.

C’était un jeune homme de petite taille, aux épaules larges et aux yeux bleus rieurs.

Pat lui jeta un regard furieux.

— Ne plaisante pas, Jimmy. Ce n’est pas drôle.

— Cherche encore, Pat, dit Donovan Bailey. Elle doit bien être là-dedans.

Il avait une voix nonchalante et agréable, assortie à son beau visage brun.

— Si toutefois tu l’as prise ! remarqua l’autre jeune fille, Mildred Hope.

— Bien sûr que je l’ai prise ! rétorqua Pat. Il me semble que je l’ai confiée à l’un de vous deux, ajouta-t-elle en se tournant vers les jeunes gens d’un air accusateur. J’ai dit à Donovan de me la garder.

Mais elle n’allait pas trouver aussi facilement un bouc émissaire. Donovan protesta violemment et Jimmy le soutint.

— Je t’ai moi-même vue la mettre dans ton sac, dit Jimmy.

— Eh bien, alors, l’un de vous l’a laissée tomber lorsque vous ayez ramassé mon sac. Il m’a échappé des mains une ou deux fois.

— Une ou deux fois ? ! s’exclama Donovan. Tu l’as fait tomber au moins une douzaine de fois, sans parler de toutes celles où tu l’as oublié en te levant !

— Je m’étonne d’ailleurs que tout le contenu ne s’en soit pas encore échappé, remarqua Jimmy.

— Ce qui importe, c’est de savoir comment nous allons faire pour entrer, intervint Mildred.

C’était une jeune fille sensée à l’esprit pratique, mais elle était loin d’être aussi jolie que l’impulsive et exaspérante Pat.

Ils contemplaient tous les quatre la porte d’un œil morne.

— Le concierge ne pourrait-il pas nous aider ? suggéra Jimmy. Il n’a pas un passe-partout ou quelque chose dans ce genre ?

Pat secoua négativement la tête. Il n’y avait que deux clés. L’une d’elles était accrochée dans la cuisine, à l’intérieur de l’appartement, et l’autre était – ou aurait dû être – dans ce maudit petit sac du soir.

— Si seulement l’appartement était situé au rez-de-chaussée ! se lamenta Pat. Nous aurions pu casser un carreau et entrer par la fenêtre. Donovan, tu n’as pas envie de te transformer en monte-en-l’air, par hasard ?

Donovan déclina poliment mais fermement cette proposition.

— Grimper à un appartement situé au quatrième, ce n’est pas une petite affaire, renchérit Jimmy.

— Y a-t-il une échelle de secours ? demanda Donovan.

— Non.

— Quelle imprudence ! dit Jimmy. Un immeuble de cinq étages devrait avoir une échelle de secours.

— Je suis bien de cet avis, déclara Pat. Mais cette constatation ne nous avance à rien. Comment vais-je rentrer chez moi ?

— N’y a-t-il pas une sorte de monte-charge ? demanda à nouveau Donovan. Un truc dont se servent les fournisseurs pour faire monter des côtelettes et des choux de Bruxelles à leurs clients.

— Le monte-plats ? dit Pat. Oh si ! Mais ce n’est qu’une sorte de panier métallique. Attendez un peu… Je sais. Pourquoi ne pas emprunter l’élévateur à charbon ?

— Ça, c’est une idée, dit Donovan.

Mildred émit une hypothèse décourageante.

— Il sera fermé à clé, déclara-t-elle. Au niveau de la cuisine de Pat, je veux dire. De l’intérieur.

Mais cette hypothèse fut aussitôt contrée.

— C’est ce que tu crois, lui dit Donovan.

— Pas chez Pat, renchérit. Jimmy. Elle ne ferme jamais rien à clé.

— Je ne pense pas qu’il soit verrouillé, en effet, déclara Pat. J’ai sorti la poubelle ce matin ; je suis sûre que je ne l’ai pas refermé à clé et je ne pense pas m’en être approchée depuis.

— Bon, dit Donovan. Cela va nous être très utile ce soir, mais, malgré tout, jeune Pat, permets-moi de faire remarquer que cette négligence te met à la merci des cambrioleurs toutes les nuits.

Pat ne prêta aucune attention à ces remontrances.

— Venez, cria-t-elle en s’élançant dans l’escalier.

Les autres la suivirent. Pat fit traverser un sombre recoin apparemment plein à craquer de voitures d’enfant, poussa la porte qui donnait sous la cage d’escalier et les guida jusqu’au monte-charge situé sur la droite. Une poubelle était posée dessus. Donovan l’en retira et sauta lestement à sa place sur la plate-forme. Il fronça alors le nez.

— Ça ne sent pas très bon, remarqua-t-il. Mais tant pis ! Dois-je me lancer seul dans cette aventure ou quelqu’un m’accompagne-t-il ?

— Je viens avec toi, lui dit Jimmy.

Il monta à côté de Donovan.

— Tu crois que cet élévateur supportera mon poids, ajouta-t-il d’un ton inquiet.

— Tu ne peux pas peser plus qu’une tonne de charbon, répondit Fat qui n’avait jamais été particulièrement douée en matière de poids et mesures.

— Et, de toute façon, nous aurons bientôt la réponse, déclara gaiement Donovan en tirant sur la corde.

Ils disparurent dans un horrible grincement de poulies.

— Ces engins font un bruit épouvantable, remarqua Jimmy tandis qu’ils s’élevaient dans le noir. Que vont penser les occupants des autres appartements ?

— Que ce sont des fantômes ou des cambrioleurs, je suppose, répondit Donovan. Tirer sur cette corde est épuisant. Le concierge des Friars Mansions a plus de travail que je ne le pensais. Dis donc, mon vieux Jimmy, est-ce que tu as compté les étages ?

— Ah mon Dieu ! Non. J’ai oublié.

— Heureusement, moi, je l’ai fait. Nous passons en ce moment devant le troisième. Au prochain, nous y sommes.

— Et c’est là que nous allons découvrir, je suppose, que Pat avait en fin de compte mis le verrou.

Mais ces craintes n’étaient pas fondées. La porte en bois s’ouvrit à la première poussée, et Donovan et Jimmy pénétrèrent dans la cuisine de Pat où il faisait un noir d’encre.

— Il nous aurait fallu une torche pour cette folle expédition nocturne, remarqua Donovan. Si je connais bien Pat, tout doit être par terre et nous aurons piétiné toute la vaisselle avant que j’aie pu atteindre l’interrupteur. Ne bouge pas, Jimmy, tant que je n’aurai pas allumé.

Il avança précautionneusement lâcha un juron parce qu’il s’était cogné la hanche sur un coin de la table de la cuisine et atteignit enfin l’interrupteur. Un instant plus tard, un autre juron s’éleva dans l’obscurité.

— Que se passe-t-il ? demanda Jimmy.

— La lumière ne marche pas. L’ampoule doit être grillée. Attends une seconde. Je vais allumer dans le salon.

Celui-ci était situé juste en face, de l’autre côté du corridor. Jimmy entendit Donovan sortir de la cuisine et de nouveaux jurons étouffés lui parvinrent. Il traversa à son tour la pièce en tâtonnant.

— Qu’y a-t-il ?

— Je ne sais pas. On croirait que les pièces sont ensorcelées la nuit. Tout semble avoir changé de place. On rencontre des tables et des chaises là où on s’y attend le moins. Zut ! Encore une !

À ce moment-là, heureusement, Jimmy trouva l’interrupteur et l’actionna. Un instant plus tard, les deux jeunes gens se regardaient, muets de stupeur.

La pièce n’était pas le salon de Pat. Ils s’étaient trompés d’appartement.

Tout d’abord, ce salon-là était dix fois plus encombré de mobilier que celui de Pat, ce qui expliquait le profond trouble de Donovan chaque fois qu’il heurtait violemment une chaise ou une table. Au centre de la pièce se trouvait une grande table ronde couverte d’une nappe en reps et un aspidistra trônait devant la fenêtre. C’était en fait le genre de salon qui laissait deviner un propriétaire avec lequel il ne devait pas être facile de s’expliquer ; les jeunes gens en étaient convaincus. Dans un silence atterré, ils contemplaient la table sur laquelle était posé un petit paquet de lettres.

— Mrs. Ernestine Grant, souffla Donovan en les prenant et en lisant le nom écrit dessus. Oh ! Mon Dieu ! Crois-tu qu’elle nous ait entendus ?

— C’est un miracle qu’elle ne t’ait pas entendu, toi, répondit Jimmy. Entre tes jurons et la façon dont tu as bousculé le mobilier… Viens. Pour l’amour du ciel, sortons vite d’ici.

Ils éteignirent vivement la lumière et reprirent en tâtonnant le chemin de l’élévateur. Lorsqu’ils eurent regagné l’abri de ses profondeurs sans autre incident, Jimmy poussa un soupir de soulagement.

— J’aime les femmes qui ont le sommeil lourd, dit-il d’un ton approbateur. Mrs. Ernestine Grant a du moins cette qualité.

— Je comprends à présent, dit Donovan. Pourquoi nous nous sommes trompés d’étage, je veux dire. C’est parce que nous sommes partis du sous-sol.

Il tira sur la corde et l’élévateur s’élança vers le haut.

— Cette fois-ci, nous y sommes.

— Je le souhaite ardemment, dit Jimmy en débouchant de nouveau dans l’obscurité. Mes nerfs ne supporteraient pas un autre choc de ce genre.

Mais aucune autre épreuve nerveuse ne lui fut imposée. Dès qu’ils eurent allumé, la cuisine de Pat apparut aux deux jeunes gens et, un instant plus tard, ils ouvraient la porte de l’appartement et faisaient entrer les deux jeunes filles, qui attendaient à l’extérieur.

— Vous en avez mis du temps ! maugréa Pat. Ça fait des heures qu’on attend, Mildred et moi.

— Il nous est arrivé une sacrée aventure, répondit Donovan. Nous aurions pu être emmenés au poste de police comme de vulgaires malfaiteurs.

Pat était entrée dans le salon, où elle avait donné de la lumière et laissé tomber son châle sur le canapé. Elle écouta avec un vif intérêt le récit fait par Donovan de son aventure.

— Heureusement qu’elle ne vous a pas surpris, commenta-t-elle. Je suis sûre que c’est une vieille ronchon. J’ai trouvé un mot d’elle ce matin ; elle voulait me voir… pour se plaindre ; sans doute de mon piano. Les gens qui n’aiment pas entendre jouer du piano au-dessus de leur tête ne devraient pas venir vivre dans un immeuble. Mais dis donc, Donovan, tu t’es blessé à la main. Elle est toute tachée de sang. Va la laver sous le robinet.

Donovan considéra sa main d’un air surpris. Il sortit docilement de la pièce et, un instant plus tard, il appela Jimmy.

— Oui ? répondit l’autre. Qu’y a-t-il ? Tu ne t’es pas gravement blessé, au moins ?

— Je ne me suis pas blessé du tout.

La voix de Donovan avait une intonation si bizarre que Jimmy lui jeta un regard surpris. Donovan tendit sa main lavée et Jimmy n’y vit effectivement pas la moindre marque ou coupure.

— C’est étrange, dit-il en fronçant les sourcils. Elle était pourtant pleine de sang. D’où peut-il venir ?

Soudain, il arriva à la conclusion que son ami à l’esprit plus vif avait déjà tirée.

— Bonté divine ! s’exclama-t-il. Ça doit venir de l’appartement du dessous. (Il se tut un instant, réfléchissant à ce qu’impliquaient ses paroles.) Es-tu bien sûr que c’était… euh… du sang ? Pas de la peinture ?

Donovan secoua la tête.

— C’était bel et bien du sang, répondit-il en frissonnant.

Les deux jeunes gens se regardèrent. Ils avaient manifestement eu la même pensée. Ce fut Jimmy qui l’exprima le premier.

— Dis, murmura-t-il d’un air hésitant, crois-tu que nous devrions… euh… redescendre… pour jeter un… un coup d’œil ? Pour voir si tout va bien ; quoi.

— Et les filles ?

— Nous ne leur dirons rien. Pat va mettre son tablier et nous préparer une omelette. Nous serons de retour avant qu’elles aient eu le temps de se demander où nous sommes passés.

— Eh bien… soit, allons-y, répondit Donovan. Je suppose que nous n’avons pas le choix. J’espère que ce n’est rien de grave.

Mais le ton de sa voix manquait de conviction. Ils reprirent l’élévateur à charbon et descendirent à l’étage au-dessous. Ils traversèrent la cuisine sans trop de difficulté et allumèrent de nouveau dans le salon.

— Ce doit être ici, déclara Donovan, que… que je m’en suis collé. Je n’ai touché à rien dans la cuisine.

Il regarda autour de lui. Jimmy en fit autant et tous deux froncèrent les sourcils. Tout paraissait normal et rien dans cette pièce banale et paisible n’évoquait la violence ou les effusions de sang.

Soudain, Jimmy sursauta violemment et saisit le bras de son compagnon.

— Regarde !

Donovan regarda dans la direction qu’il indiquait et, à son tour, il poussa une exclamation. Du bas des lourdes tentures en reps dépassait un pied, un pied de femme chaussé d’un escarpin en vernis mal ajusté.

Jimmy s’approcha des tentures et les écarta vivement. Dans l’embrasure de la fenêtre, un corps de femme recroquevillé gisait à terre, à côté d’une flaque sombre et gluante. La femme était morte, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Jimmy était en train d’essayer de la redresser lorsque Donovan l’arrêta.

— Tu ferais mieux de la laisser là. Il ne faut pas y toucher avant l’arrivée de la police.

— La police ? Ah oui, bien sûr ! Eh bien vrai, Donovan, quelle histoire ! Qui penses-tu que ce soit ? Mrs. Ernestine Grant ?

— On le dirait bien. En tout cas, s’il y a quelqu’un d’autre dans l’appartement, il se tient drôlement tranquille.

— Que faut-il faire ? demanda Jimmy. Courir chercher un agent de police ou téléphoner de chez Pat ?

— Je pense qu’il vaut mieux téléphoner. Viens, autant sortir par la porte d’entrée. Nous n’allons pas passer la nuit à monter et descendre dans cet élévateur nauséabond.

Jimmy acquiesça. Juste comme ils passaient la porte, il hésita.

— Écoute, ne crois-tu pas que l’un de nous devrait rester ici – simplement pour surveiller l’appartement – en attendant l’arrivée de la police ?

— Oui. Je pense que tu as raison. Si tu veux bien rester, je vais vite monter téléphoner.

Donovan grimpa quatre à quatre l’escalier et sonna à la porte de l’appartement du dessus. Pat vint lui ouvrir, une Pat ravissante avec ses joues rosies et son petit tablier. Ses yeux s’agrandirent de surprise en le voyant.

— Toi ? Mais comment… Donovan, que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ?

Il lui prit les deux mains.

— Tout va bien, Pat… seulement nous avons fait une découverte assez désagréable dans l’appartement du dessous. Une femme… morte.

— Oh ! dit-elle avec un petit sursaut. Quelle horreur ! Elle a eu une attaque ?

— Non. On dirait… euh… on dirait plutôt qu’elle a été assassinée.

— Oh, Donovan !

— Je sais. C’est affreux.

Les mains de Patricia étaient toujours dans les siennes. Elle les y avait laissées ; elle se cramponnait même à lui. Chère Pat ; comme il l’aimait ! Et elle ? Avait-elle le moindre sentiment pour lui ? Parfois il le pensait. Parfois aussi il craignait que Jimmy Faulkener… Se souvenant soudain que celui-ci attendait patiemment en bas, il éprouva un sentiment de culpabilité.

— Pat, mon chou, il faut que nous appelions la police.

— Monsieur a raison, dit une voix derrière lui. Entretemps, pendant que nous l’attendons, peut-être pourrais-je me rendre utile ?

Les deux jeunes gens, qui étaient restés sur le seuil de l’appartement, écarquillèrent les yeux en direction du palier. Une vague silhouette se dressait un peu plus haut dans l’escalier. Elle descendit et entra dans leur champ de vision.

Ils virent avec surprise apparaître un petit homme à la fière moustache et à la tête en forme d’œuf. Il était vêtu d’une magnifique robe de chambre et chaussé de pantoufles brodées. Il s’inclina galamment devant Patricia.

— Mademoiselle, dit-il, je suis, comme vous le savez peut-être, le locataire de l’appartement du dessus. J’aime être en hauteur – haut dans les airs – pour avoir la vue sur Londres. J’ai pris l’appartement au nom de Mr. O’Connor. Mais je ne suis pas irlandais. J’ai un autre nom. C’est pourquoi je prends la liberté de vous proposer mes services. Vous permettez ?

D’un geste large, il sortit une carte de visite et la fendit à Pat, qui la lut.

— M. Hercule Poirot. Oh ! s’exclama-t-elle en retenant son souffle. Le célèbre Monsieur Poirot ? Le grand détective ? Et vous êtes réellement prêt à nous aider ?

— C’est mon intention, Mademoiselle. J’ai même failli vous proposer mes services un peu plus tôt dans la soirée.

Pat parut surprise.

— Je vous ai entendus discuter de la façon dont vous pourriez rentrer dans votre appartement. Je suis très adroit pour crocheter les serrures. J’aurais pu sans aucun doute ouvrir votre porte, mais j’ai hésité à vous le proposer. Vous auriez conçu de graves soupçons à mon encontre.

Pat se mit à rire.

— À présent, Monsieur, dit Poirot à Donovan, entrez, je vous prie, et appelez la police. Je vais descendre à l’appartement du dessous.

Pat descendit avec lui. Ils trouvèrent Jimmy en faction et Pat lui expliqua la présence de Poirot. Jimmy, à son tour, relata à Poirot leur aventure, à Donovan et lui. Le détective l’écouta avec attention.

— La porte de l’élévateur n’était pas verrouillée, dites-vous ? Et vous êtes entrés dans la cuisine, mais la lumière ne marchait pas ?

Tout en parlant, il s’était dirigé vers la cuisine. Il en actionna l’interrupteur.

— Tiens ! Voilà qui est curieux ! s’exclama-t-il tandis que la lumière inondait la pièce. Elle fonctionne parfaitement, à présent. Je me demande…

Il leva un doigt pour imposer silence à ses compagnons et tendit l’oreille. Un bruit léger rompit ce silence ; le bruit reconnaissable d’un ronflement.

— Ah ! murmura Poirot. La chambre de bonne.

Il traversa la cuisine sur la pointe des pieds et pénétra dans un petit office sur lequel donnait une porte. Il l’ouvrit et alluma la lumière. La pièce sur je seuil de laquelle il se trouvait était le genre de niche pour chien que prévoyaient les constructeurs d’immeubles pour loger un être humain. La superficie en était presque entièrement occupée par le lit. Dans celui-ci se trouvait une jeune fille aux joues roses étendue sur le dos, la bouche ouverte ; elle ronflait paisiblement.

Poirot éteignit la lumière et referma la porte.

— Elle ne se réveillera pas, dit-il. Nous allons la laisser dormir jusqu’à l’arrivée de la police.

Il retourna ensuite dans le salon. Donovan les avait rejoints.

— La police sera ici dans un instant, annonça-t-il, hors d’haleine. Nous ne devons toucher à rien.

Poirot hocha la tête.

— Nous ne toucherons pas. Nous regarderons ; c’est tout.

Il avança dans la pièce. Mildred était descendue avec Donovan et les quatre jeunes gens, immobiles sur le seuil, observaient le petit homme avec un vif intérêt.

— Il y a une chose, que je ne comprends pas, Monsieur Poirot, dit Donovan. Je ne me suis pas approché de la fenêtre… alors comment ce sang est-il venu sur ma main ?

— Mon jeune ami, la réponse est évidente. De quelle couleur est la nappe ? Rouge, n’est-ce pas ? Et vous avez sans aucun doute posé la main sur la table ?

— Oui. Est-ce…

Donovan s’interrompit.

Poirot hocha la tête. Il était penché au-dessus de la table. De la main, il montra une tache d’un rouge plus sombre.

— C’est ici que le meurtre a été commis, annonça-t-il d’un ton solennel. Le corps a été déplacé par la suite.

Puis il se redressa et regarda lentement autour de lui. Il ne bougea pas, il ne toucha à rien, et, néanmoins, les quatre jeunes gens qui l’observaient avaient le sentiment que chacun des objets de cette pièce à l’air confiné livrait son secret à son œil perçant.

Hercule Poirot hocha la tête d’un air satisfait et laissa échapper un petit soupir.

— Je vois, dit-il.

— Vous voyez quoi ? lui demanda Donovan avec curiosité.

— Je vois, répondit Poirot, ce dont vous vous êtes sans nul doute aperçu vous-même : que la pièce contient beaucoup trop de meubles.

Donovan esquissa un pâle sourire.

— J’ai effectivement bousculé pas mal de choses, reconnut-il. Évidemment, tout était placé différemment de chez Pat et j’étais plutôt désorienté.

— Pas tout, dit Poirot.

Donovan lui jeta un regard interrogateur.

— Je veux dire, reprit Poirot sur un ton d’excuse, que certaines choses sont fixes. Dans un immeuble, la porte, la fenêtre, la cheminée… elles sont à la même place dans les pièces situées les unes au-dessous des autres.

— N’êtes-vous pas en train de couper les cheveux en quatre ? demanda Mildred, qui considérait Poirot d’un œil légèrement désapprobateur.

— Il faut toujours s’exprimer avec la plus grande précision. C’est une de mes… comment dites-vous donc ?… petites manies.

Un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier et trois hommes entrèrent. L’un d’eux était un inspecteur de police, l’autre un agent en uniforme et le troisième, le médecin divisionnaire. L’inspecteur reconnut Poirot et le salua avec déférence. Puis il se tourna vers les jeunes gens.

— Je veux une déclaration de chacun d’entre vous, commença-t-il, mais tout d’abord…

Poirot l’interrompit.

— Une petite suggestion. Nous allons retourner à l’appartement du dessus et Mademoiselle ici présente va poursuivre ce qu’elle avait, commencé et nous préparer une omelette. J’adore les omelettes. Ensuite, monsieur l’Inspecteur, lorsque vous en aurez terminé ici, vous viendrez nous rejoindre et vous pourrez nous interroger à loisir.

Cette proposition fut acceptée et Poirot monta avec les jeunes gens.

— Monsieur Poirot, lui dit Pat, je vous trouve formidable. Et je vais vous faire une délicieuse omelette. Je les réussis vraiment à merveille.

— Tant mieux. Jadis, Mademoiselle, j’étais amoureux d’une ravissante jeune fille anglaise qui vous ressemblait beaucoup… Mais hélas !… elle ne savait pas faire la cuisine. Peut-être n’ai-je donc rien à regretter.

Il y avait une légère note de tristesse dans sa voix et Jimmy Faulkener le dévisagea avec curiosité.

Une fois dans l’appartement de Pat, cependant, Poirot s’efforça de se montrer agréable et drôle. L’horrible tragédie de l’étage au-dessous était presque oubliée.

L’omelette avait été consommée et dûment applaudie lorsque les pas de l’inspecteur Rice se firent entendre. Il entra accompagné du médecin, l’agent étant resté en faction en bas.

— Ma foi, Monsieur Poirot, tout paraît très clair ; cette affaire ne présente pas grand intérêt pour vous, encore que nous aurons peut-être du mal à attraper le coupable. Je voudrais simplement savoir comment le corps a été découvert.

Donovan et Jimmy relatèrent à eux deux les événements de la soirée. Après quoi, l’inspecteur se tourna vers Pat avec un air de reproche.

— Vous ne devriez pas laisser votre porte d’élévateur ouverte, Mademoiselle. Vraiment, vous ne devriez pas.

— Je ne le ferai plus, promit Pat en frissonnant. Quelqu’un pourrait entrer et m’assassiner comme cette pauvre femme de l’étage au-dessous.

— Remarquez, ce n’est pas par là qu’on est entré, dit l’inspecteur.

— Vous allez nous raconter ce que vous avez découvert, n’est-ce pas ? lui demanda Poirot.

— Je ne sais pas si je devrais… Mais puisque c’est vous, Monsieur Poirot.

— Précisément, Quant à ces jeunes gens, ils sauront faire preuve de discrétion.

— De toute façon, les journaux ne vont pas tarder à s’emparer de l’histoire, reprit l’inspecteur. Et il n’y a rien de très secret dans cette affaire. La morte est bien Mrs. Grant. J’ai fait monter le concierge pour l’identifier. Une femme d’environ trente-cinq ans. Elle était assise à la table et elle a été tuée d’une balle de pistolet automatique de petit calibre, sans doute par quelqu’un qui était assis en face d’elle. Elle est tombée en avant et c’est comme ça que la nappe a été tachée de sang.

— Mais quelqu’un n’aurait-il pu entendre partir le coup ? demanda Mildred.

— Le pistolet était muni d’un silencieux. Non, on ne pouvait rien entendre. Au fait, avez-vous perçu le hurlement qu’a poussé la domestique quand on lui a annoncé que sa patronne était morte ? Non. Cela vous prouve bien qu’il était peu probable que quelqu’un entende quoi que ce soit.

— La domestique n’a-t-elle rien à dire ? demanda Poirot.

— C’était son soir de sortie. Elle a sa clé. Quand elle est rentrée, vers dix heures, tout était silencieux. Elle a pensé que sa patronne était allée se coucher.

— Elle n’a donc pas jeté un coup d’œil dans le salon ?

— Si, elle y a déposé le courrier qui était arrivé dans la soirée, mais elle n’a rien remarqué d’anormal ; pas plus que Mr. Faulkener et Mr. Bailey. Voyez-vous, l’assassin avait assez bien dissimulé le corps derrière les tentures.

— C’est tout de même curieux qu’il ait fait cela, ne trouvez-vous pas ?

Poirot avait fait cette remarque d’une voix douce, mais quelque chose dans son intonation fit redresser vivement la tête à l’inspecteur.

— Il ne voulait pas que le meurtre soit découvert avant qu’il ait eu le temps de fuir.

— Peut-être, peut-être… Mais poursuivez ce que vous étiez en train de dire.

— La domestique est sortie à cinq heures. Et d’après le médecin, la mort remonta à – environ – quatre ou cinq heures. C’est bien cela ?

Le médecin, qui était un homme peu loquace, se contenta de hocher la tête affirmativement.

« Il est à présent minuit moins le quart. Je pense que l’on peut situer l’heure de la mort de façon assez précise.

L’inspecteur sortit une feuille de papier froissée.

— Nous avons trouvé ceci dans la poche de la robe que portait la morte. Vous pouvez la toucher sans crainte. Il n’y a pas d’empreintes digitales.

Poirot aplatit la feuille, sur laquelle on pouvait lire ces quelques mots calligraphiés en petites majuscules :

JE VIENDRAI TE VOIR CE SOIR À SEPT HEURES ET DEMIE.

J.F.

— Un document qu’il est compromettant de laisser derrière soi, commenta Poirot en rendant la feuille à l’inspecteur.

— Il ne savait pas qu’elle l’avait dans sa poche, répondit ce dernier. Il pensait sans doute qu’elle l’avait détruit. Nous avons néanmoins la preuve que c’est un homme prudent. Le pistolet avec lequel elle a été assassinée était sous son corps et, là encore, nous n’y avons trouvé aucune empreinte digitale. Elles avaient été soigneusement effacées avec un mouchoir de soie.

— Comment savez-vous, demanda Poirot, qu’il s’agissait d’un mouchoir de soie ?

— Parce que nous l’avons trouvé, répondit l’inspecteur d’un air triomphant. À la dernière minute, au moment où il tirait les tentures, il a dû le laisser tomber sans s’en apercevoir.

L’inspecteur exhiba un grand mouchoir de soie blanc, un mouchoir de bonne qualité. Poirot n’avait pas besoin qu’il la lui montrât du doigt pour remarquer l’inscription brodée au milieu. Elle était clairement lisible et il la lut à haute voix.

— John Fraser.

— C’est exact, dit l’inspecteur. John Fraser ; les initiales J.F. sur le mot. Nous savons le nom de l’homme que nous cherchons et il est fort probable que lorsque nous en saurons un peu plus sur la victime et que ses parents et amis se seront présentés, nous ne mettrons pas longtemps à l’épingler.

— Je n’en suis pas si sûr, dit Poirot. Non, mon cher, je ne crois pas qu’il sera facile à retrouver, votre John Fraser. C’est un homme étrange ; prudent puisqu’il fait marquer ses mouchoirs à son nom et essuie le pistolet avec lequel il a commis le crime, et pourtant négligent puisqu’il perd son mouchoir et ne se donne pas la peine de chercher une lettre qui risque de l’incriminer.

— Il devait être pressé, dit l’inspecteur.

— C’est possible. Oui, c’est possible. Et personne ne l’a vu entrer dans l’immeuble ?

— Il entre et il sort beaucoup de monde à cette heure-là. C’est un grand immeuble. Je suppose que vous n’avez vu personne sortir de l’appartement ? demanda l’inspecteur en s’adressant aux quatre jeunes gens.

Pat secoua la tête négativement.

— Nous sommes partis assez tôt ; vers sept heures.

— Je vois.

L’inspecteur se leva et Poirot l’accompagna jusqu’à la porte.

— À titre de faveur, pourrais-je examiner l’appartement du dessous ?

— Mais certainement, Monsieur Poirot. Je sais l’estime qu’ils ont pour vous au quartier général. Je vais vous laisser une clé. J’en ai deux. Vous trouverez l’appartement vide. La domestique est allée s’installer chez des parents, car elle avait trop peur d’y rester seule.

— Merci, dit Poirot.

Il revint dans l’appartement, l’air pensif.

— Vous n’êtes pas satisfait, Monsieur Poirot ? lui demanda Jimmy.

— Non, en effet.

Donovan le regarda avec curiosité.

— Qu’est-ce qui vous… euh… tracasse ?

Poirot ne répondit pas. Il resta silencieux pendant une ou deux minutes, les sourcils froncés, comme plongé dans ses pensées, puis il haussa brusquement les épaules dans un geste d’impatience.

— Je vais vous souhaiter une bonne nuit, Mademoiselle. Vous devez être fatiguée. Vous avez eu pas mal de cuisine à faire, je crois ?

— Seulement l’omelette, répondit Pat en riant. Je n’ai pas préparé le dîner. Donovan et Jimmy sont venus nous chercher et nous sommes allés manger dans un petit restaurant de Soho.

— Et ensuite, vous êtes sans doute allés voir un film ?

— Oui. Les yeux bruns de Caroline, répondit Jimmy.

— Ah ! dit Poirot. Ç’aurait dû être des yeux bleus ; les yeux bleus de Mademoiselle.

Il prit une expression romantique et souhaita de nouveau une bonne nuit à Pat ainsi qu’à Mildred, qui avait accepté de rester à la demande expresse de son amie, celle-ci ayant reconnu avec franchise qu’elle mourrait de peur si elle devait rester seule cette nuit-là.

Les deux jeunes gens partirent avec Poirot. Une fois la porte fermée, alors qu’ils s’apprêtaient à lui dire au revoir sur le palier, Poirot les retint.

— Mes jeunes amis, vous m’avez entendu dire que je n’étais pas satisfait. Eh bien, c’est vrai ; je ne le suis pas. Je vais tout de suite mener ma petite enquête. Voudriez-vous m’accompagner ?

Cette proposition fut accueillie avec empressement. Poirot entraîna les jeunes gens jusqu’à l’appartement du dessous et introduisit dans la serrure la clé que l’inspecteur lui avait donnée. Une fois à l’intérieur, cependant, il ne se dirigea pas vers le salon, comme ses compagnons s’y attendaient. Il alla tout droit à la cuisine. Dans un petit recoin qui servait de débarras se trouvait une grosse poubelle en fer. Poirot en ôta le couvercle et, plié en deux, se mit à fouiller à l’intérieur avec l’énergie d’un féroce terrier.

Jimmy et Donovan le regardaient faire d’un air ébahi.

Soudain, il se redressa avec un cri triomphant, brandissant dans sa main un petit flacon bouché.

— Voilà, dit-il. J’ai trouvé ce que je cherchais. (Il renifla délicatement le flacon.) Hélas ! je ne sens rien. J’ai un rhume de cerveau.

Donovan lui prit le flacon des mains et le renifla à son tour ; mais il ne sentait rien. Il enleva le bouchon et approcha le flacon de son nez avant que le cri de Poirot ait pu l’en empêcher.

Il tomba aussitôt comme une masse. En se jetant en avant, Poirot réussit à amortir sa chute.

— Stupide ! s’écria-t-il… cette idée. Enlever le bouchon de cette façon téméraire ! N’a-t-il pas remarqué avec quelle délicatesse je manipulais le flacon ? Monsieur… Faulkener – c’est bien cela ? –, voulez-vous avoir la gentillesse d’aller me chercher un peu de cognac ? J’ai remarqué qu’il y en avait une bouteille dans le salon.

Jimmy se hâta, mais le temps qu’il revienne, Donovan était déjà assis et déclarait qu’il se sentait de nouveau très bien. Ce dernier dut subir un petit sermon de la part de Poirot sur la nécessité de se montrer prudent lorsqu’il reniflait des substances pouvant être toxiques.

— Je pense que je vais rentrer, déclara Donovan en se remettant debout avec difficulté. Enfin, si je ne peux plus vous être utile ici. Je me sens encore un peu patraque.

— Mais oui, rentrez chez vous, répondit Poirot. C’est ce que vous avez de mieux à faire. Monsieur Faulkener, attendez-moi une petite minute, voulez-vous ? Je reviens tout de suite.

Poirot raccompagna Donovan jusque sur le palier, où ils restèrent quelques minutes à bavarder. Lorsque Poirot revint enfin dans l’appartement, il trouva Jimmy debout au milieu du salon, en train de regarder autour de lui d’un air perplexe.

— Alors, Monsieur Poirot, que voulez-vous faire maintenant ?

— Plus rien. L’affaire est close.

— Quoi !

— Je sais tout… à présent.

Jimmy le considérait d’un œil rond.

— Grâce à ce petit flacon que vous avez trouvé ?

— Exactement. Grâce à ce petit flacon.

Jimmy secoua la tête.

— Personnellement, cela ne m’éclaire pas du tout. Je vois bien que, pour une raison quelconque, vous n’êtes pas satisfait des preuves de la culpabilité de ce John Fraser, qui que soit cet homme.

— Qui que soit cet homme, en effet, répéta doucement Poirot. S’il existe !… Ce qui m’étonnerait.

— Je ne comprends pas.

— C’est un nom, c’est tout ; un nom soigneusement brodé sur un mouchoir !

— Et la lettre ?

— Avez-vous remarqué qu’elle était rédigée en majuscules ? Pourquoi donc, à votre avis ? Je vais vous le dire. L’écriture normale de la personne aurait pu être reconnue ; quant à une lettre dactylographiée, son auteur est plus facile à identifier que vous ne l’imaginez ; mais si c’était vraiment le prétendu John Fraser qui avait écrit cette lettre, il n’aurait pas prêté attention à ces détails. Non, elle a été écrite dans une intention particulière et placée dans la poche de la morte pour que nous l’y trouvions. John Fraser n’existe pas.

Jimmy jeta à Poirot un regard interrogateur.

— J’en suis donc revenu au point qui m’avait frappé en premier lieu, poursuivit Poirot. Vous m’avez entendu dire que, dans des circonstances données, certaines choses se trouvaient toujours à la même place dans une pièce ; J’en ai donné trois exemples. J’aurais pu en citer un quatrième : l’interrupteur électrique, mon ami.

Jimmy continuait de le regarder sans comprendre. Poirot poursuivit.

— Votre ami Donovan ne s’est pas approché de la fenêtre ; c’est en posant sa main sur cette table qu’il l’a tachée de sang. Mais je me suis aussitôt demandé ceci : pourquoi l’y avait-il posée ? Que faisait-il dans le noir au milieu de cette pièce ? Car, sou venez-vous, mon ami, que l’interrupteur se trouve toujours à la même place ; près de la porte. Pourquoi donc, quand il est entré dans cette pièce, ne l’a-t-il pas aussitôt cherché pour allumer ? C’est normalement ce qu’il aurait dû faire. Selon lui, il a essayé d’allumer dans la cuisine, mais la lumière ne marchait pas. Pourtant, lorsque j’ai moi-même actionné l’interrupteur, elle marchait parfaitement. Serait-ce donc qu’il ne souhaitait pas qu’il y ait de la lumière à ce moment-là ? Si elle s’était allumée, vous auriez tous deux constaté aussitôt que vous n’étiez pas dans le bon appartement. Il n’aurait eu aucune raison d’entrer dans cette pièce.

— Où voulez-vous en venir, Monsieur Poirot ? Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire… ceci.

Poirot exhiba une clé Yale.

— La clé de cet appartement ?

— Non, mon ami, la clé de l’appartement de dessus. Celle de Mlle Patricia, que M. Donovan Bailey a prise dans son sac à main dans le courant de la soirée.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Parbleu ! Pour réaliser ce qu’il avait l’intention de faire : entrer dans cet appartement sans éveiller le moindre soupçon, après s’être assuré en début de soirée que la porte de l’élévateur n’était pas verrouillée.

— Où avez-vous trouvé cette clé ?

Le sourire de Poirot s’élargit.

— Je viens tout juste de la trouver ; à l’endroit où je la cherchais, c’est-à-dire dans la poche de M. Donovan. Voyez-vous, le coup du petit flacon que j’ai fait semblant de trouver était une ruse. M. Donovan est tombé dans le piège ! Il a fait ce que je prévoyais ; il l’a débouché et l’a reniflé. Or, dans ce petit flacon, il y avait du chlorure d’éthyle, un puissant anesthésique à effet instantané. Cela m’a permis de profiter du petit instant d’inconscience dont j’avais besoin. J’ai ainsi pu prendre dans sa poche les deux choses que je m’attendais à y trouver. Cette clé était l’une d’elles ; l’autre…

Poirot s’interrompit un instant avant de reprendre.

— Tout à l’heure, j’ai mis en doute l’hypothèse émise par l’inspecteur sur la raison pour laquelle l’assassin avait dissimulé le corps derrière les tentures. Pour gagner du temps ? Non, c’était plus que cela. J’ai donc pensé à un détail ; le courrier, mon ami. Le courrier du soir qui arrive aux environs de neuf heures et demie. Imaginez que l’assassin ne trouve pas ce qu’il cherchait, mais que la chose en question soit susceptible d’arriver par la poste un peu plus tard. De toute évidence, il est obligé de revenir. Mais il ne faut pas que la domestique découvre le meurtre à son retour, sinon la police prendrait possession de l’appartement ; c’est la raison pour laquelle il cache le corps derrière les tentures. Et la domestique ne s’aperçoit de rien et pose le courrier sur la table comme d’habitude.

— Le courrier ?

— Oui, le courrier, répondit Poirot en tirant quelque chose de sa poche. Voici le second objet que j’ai pris à M. Donovan pendant qu’il était inconscient. (Il montra au jeune homme une enveloppe dactylographiée adressée à Mrs. Ernestine Grant.) Mais avant que nous ne prenions connaissance du contenu de cette lettre, je vais vous demander une chose, Monsieur Faulkener. Êtes-vous ou non amoureux de Mlle Patricia ?

— Je l’aime sacrément… mais je n’ai jamais pensé avoir la moindre chance.

— Vous pensiez qu’elle aimait M. Donovan ? Il se peut qu’elle se soit éprise de lui, mais ce n’était encore qu’un amour naissant, mon ami. C’est à vous de le lui faire oublier, de l’aider à supporter ses ennuis.

— Des ennuis ?

— Eh oui, des ennuis. Nous ferons tout notre possible pour ne pas mêler son nom à cette affaire, mais ce sera difficile, car, voyez-vous, le mobile, c’était elle.

Poirot déchira l’enveloppe qu’il tenait à la main. Une feuille de papier en tomba. La lettre qui l’accompagnait était brève et émanait d’un cabinet d’avoués.

 

Chère Madame,

Le document que vous nous avez envoyé est parfaitement légal et le fait que le mariage ait eu lieu dans un pays étranger ne l’invalide nullement.

Vos dévoués, etc.

Poirot déplia le document joint en annexe. C’était un certificat de mariage entre Donovan Bailey et Ernestine Grant datant de huit ans.

— Oh mon Dieu ! s’exclama Jimmy. Pat nous a dit qu’elle avait reçu un mot de cette femme lui demandant une entrevue, mais elle ne pensait pas que le motif pût en être important.

Poirot hocha la tête.

— M. Donovan, lui, le savait. Il est allé voir sa femme ce soir avant de monter à l’appartement du dessus – quelle ironie du sort, soit dit en passant, que la malheureuse soit venue s’installer précisément dans l’immeuble où vivait sa rivale ! – Il l’a assassinée de sang-froid et vous a ensuite rejoints pour la soirée. Sa femme avait dû lui dire qu’elle avait envoyé le certificat de mariage à ses avoués et qu’elle attendait leur réponse. Sans doute avait-il essayé de lui faire croire que ce mariage n’était pas valable.

— Et il s’est montré d’excellente humeur toute la soirée, remarqua Jimmy, indigné. Monsieur Poirot, vous ne l’avez pas laissé s’enfuir ? ajouta-t-il en frissonnant.

— Il n’échappera pas à la loi, répondit Poirot d’un ton grave. N’ayez crainte.

— C’est à Pat que je pense surtout, dit Jimmy. Vous ne croyez pas… qu’elle l’aimait vraiment ?

— Mon ami, à présent, c’est à vous de jouer, répondit gentiment Poirot. À vous de faire en sorte qu’elle se tourne vers vous et l’oublie. Mais je ne pense pas que cela vous sera très difficile !